Alice Guy-Blaché : Be Natural!
« J’ai longtemps été étonnée que les femmes ne saisissent pas davantage l’éventail de possibilités merveilleuses que leur offrait le monde du cinéma pour devenir riches et célèbres en tant que productrices. »
Alice Guy en 1896
Alice Ida Antoinette Guy nait le 1er juillet 1873 à Saint-Mandé. Elle est le 5e enfant d’Emile Guy, propriétaire d’une chaîne de librairie au Chili, et de Marie Aubert.
Sténographe, la jeune Alice Guy entre comme secrétaire de direction au Comptoir général de la Photographie, bientôt racheté par Léon Gaumont. Alice Guy va alors se passionner pour les techniques photographiques, et être formée par les pionniers Frédéric Dellaye et Wilhelm Röntgen. En 1895, elle assiste avec Gaumont à une projection privée des frères Lumière. Gaumont est séduit par la technique, et se lance dans la vente de projecteurs individuels – mais c’est un échec commercial. Alice Guy convainc alors son employeur de la laisser tourner un film pour relancer l’appareil : c’est La Fée aux choux (cf. « Six raisons pour lesquelles Alice Guy est exceptionnelle »)

La Fée aux Choux (1896 ?)
Alice Guy ayant elle-même réalisé au moins deux remakes de son premier film,
il est difficile de confirmer que la capture ci-dessus date bien de 1896
La Fée aux Choux (1896 ?)
Alice Guy ayant elle-même réalisé au moins deux remakes de son premier film,
il est difficile de confirmer que la capture ci-dessus date bien de 1896
Le film est un succès, et Gaumont confie à Alice Guy la direction d’un service chargé de tourner des films, qu’elle dirige jusqu’en 1907 comme « directrice de prises de vue » selon ses propres mots. Elle fera notamment débuter Louis Feuillade, le chef-décorateur Henri Ménessier ou Ferdinand Zecca. Alice Guy va réaliser des centaines de films, dont beaucoup à thématique sociale.
En 1907, Alice Guy épouse Herbert Blaché, opérateur londonien de Gaumont, devenant Alice Blaché, et le suit aux Etats-Unis. Elle y crée le studio Solax Film Co sur la côte Est (« Six raisons... »). Sur ses plateaux, elle fait installer un grand panneau sur lequel elle écrit « Be natural! » (Soyez naturel !), un conseil en contradiction avec le jeu alors excessif des acteurs, car issu du théâtre.

Herbet Blaché en 1920
Herbet Blaché en 1920
Elle divorce en 1922, son mari l’ayant quitté pour une actrice… Ruinée par la mauvaise gestion de celui-ci à qui elle avait confié la direction de son studio, et ayant raté le tournant d’Hollywood devenue la « Mecque du cinéma », elle rentre en France la même année avec ses enfants. Ce retour marque la fin de la carrière cinématographique d’Alice Guy-Blaché, car personne ne souhaite l’embaucher. En 1927, elle retourne aux Etats-Unis pour récupérer ses films, mais n’en retrouve que trois. Son œuvre est perdue, et son rôle de pionnière du cinéma est oubliée.
Elle suit ensuite sa fille dans ses postes aux ambassades américaines, avant de retourner aux Etats-Unis pour s’installer à Wayne dans le New Jersey. Elle écrit des contes pour enfants sous pseudonyme, et donne des conférences sur le cinéma.
En 1957, elle reçoit un hommage à la Cinémathèque française grâce à l’action de Louis Gaumont, fils de Léon Gaumont. Celui-ci lui remettra d’ailleurs la Légion d’honneur.
Alice Guy-Blaché meurt le 24 mars 1968, à 94 ans. Ses mémoires ne seront publiées qu’en 1976, suivies par une biographie par Victor Bachy en 1993, à partir d’une interview réalisée 30 ans plus tôt, alors qu’elle avait 90 ans.
Ultime cruauté : la réalisatrice, scénariste, productrice, directrice de studio, en un mot la pionnière du cinéma oubliée de tous finit sa vie amnésique…

Article américain (source inconnue) de 1955
sur la « First Woman Director » Alice Guy-Blaches (sic)
http://alice-guy-jr.blogspot.com
Pour en savoir plus :
- La fée-cinéma : autobiographie d'une pionnière / Alice Guy. - Gallimard, 2022 (documentaire, 5e étage)
- Alice Guy / scénario José-Louis Bocquet. - Casterman, 2021 (BD, 5e étage)
- Les Pionnières du Cinéma / anthologie. - Zalys / Lobster , 2018 (DVD, Musique et Cinéma)
De films d'Alice Guy peuvent être visionnés sur le site Internet Archive : Alice Guy
Article américain (source inconnue) de 1955
sur la « First Woman Director » Alice Guy-Blaches (sic)
http://alice-guy-jr.blogspot.com
Pour en savoir plus :
- La fée-cinéma : autobiographie d'une pionnière / Alice Guy. - Gallimard, 2022 (documentaire, 5e étage)
- Alice Guy / scénario José-Louis Bocquet. - Casterman, 2021 (BD, 5e étage)
- Les Pionnières du Cinéma / anthologie. - Zalys / Lobster , 2018 (DVD, Musique et Cinéma)
De films d'Alice Guy peuvent être visionnés sur le site Internet Archive : Alice Guy
Quelques coups de projecteurs avec Gallica
Malgré son oubli, Alice Guy-Blaché a ponctuellement été redécouverte après avoir quitté la scène. La presse française s’en fait d’ailleurs l’écho – tout en l’oubliant tout de suite après… Gallica, la bibliothèque numérique de la Bibliothèque nationale de France, permet de retrouver les traces de ces coups de projecteurs (les images sont issues de Gallica).
En septembre 1933, le journal Le Temps attribue à Germaine Dulac la primeur d’avoir été la première « animatrice de films ». Alice Guy-Blaché se fend d’une lettre pour défendre son œuvre, lettre citée par le journal : « De 1897 à 1907, j’ai dirigé la production de la maison Gaumont, ayant sous mes ordres, comme collaborateurs, des artistes de talent tels que Feuillade, Jasset, etc… Mon nom était alors Alice Guy »

(lien Gallica)
(lien Gallica)
En 1948, France-Illustration, qui avait succédé à la célèbre Illustration, consacre à « Alice Blaché, la première des metteurs en scène » plusieurs pages accompagnées de photographies : « Cette vieille dame, célèbre il y a cinquante ans, aujourd’hui presque oubliée, a été, en 1896, la réalisatrice du premier film français »

(lien Gallica)
(lien Gallica)
Les hommages radio ou télévisuels, bien que rares, la remettent sous les projecteurs. Ainsi celui de la Cinémathèque française en 1957 lui vaut interviews et articles. La Cité : Revue de la Cité universitaire de Paris publie un article sur « Alice Guy-Blaché, la 1ère femme metteur en scène ». On notera d’ailleurs dans le même numéro un article sur un jeune chanteur américain de 22 ans, un certain… Elvis Presley !
(lien Gallica)
En 1963, c’est une émission de télévision par Charles Ford, historien du cinéma. En 1975, c’est au tour de France-Culture. Puis la publication de ses mémoires en 1976. Des zooms que l’on retrouve dans un dossier de coupures de presse de 1957 à 1976, disponible à la BNF mais dont l’origine n’est hélas pas précisée.

(lien Gallica)
(lien Gallica)
Six raisons pour lesquelles Alice Guy est exceptionnelle
Elle est exceptionnelle parce qu’en 1896, elle écrit, réalise et produit La fée aux choux, 1er film de fiction de l’histoire du cinéma. Elle est alors secrétaire chez Leon Gaumont, qui dirige une entreprise de photographies. Ensemble, ils assistent à la projection publique des frères Lumière. Elle est fascinée par les films (La sortie des ateliers, L’arroseur arrosé, Le repas de bébé) et se dit qu’elle pourrait faire la même chose, mais en racontant une histoire et non pas en montrant le réel. Gaumont lui accorde du matériel à condition qu’elle continue son travail de secrétaire, car pour lui ce n’était « qu’une affaire de jeune fille » ! C’est une amie qui servira d’actrice. Le film rencontre un petit succès, et va être le début d’une longue série de tournages.
Elle est exceptionnelle parce qu’en 1910, alors qu’elle a dû suivre son mari aux Etats-Unis, elle fonde sa propre société de production : La Solax. Elle fait construire un studio à Fort Lee, à coté de New York, alors la capitale du cinéma. Hollywood n’existait pas encore. Elle dénichera de nombreux talents, comme Bessie Love, qui fera carrière avec Griffith par la suite.
Elle est exceptionnelle parce qu’elle n’a pas peur de s’essayer à tous les genres. Elle tourne beaucoup de westerns, genre très prisé à l’époque. Les tournages lui amèneront d’ailleurs leurs lots de mésaventures, avec des chutes, des chevaux qui écrasent le décor… Elle tourne aussi des comédies burlesques, à l’instar d’un Chaplin ou d’un Keaton, des drames et même un péplum de 35 minutes, durée rarissime à l’époque, sur la vie de Jésus, pour lequel elle emploie 300 figurants.

La Naissance, la vie et la mort du Christ © DR Coll. Christophe L
La Naissance, la vie et la mort du Christ © DR Coll. Christophe L
Elle est exceptionnelle parce ses films reflètent ses engagements. En 1906 elle tourne Les résultats du féminisme, dans lequel les rôles entre les hommes et les femmes sont inversés. On y voit des hommes qui repassent, s’occupent des enfants et discutent chiffon et des femmes qui fument le cigare entre elles. Nombre de ses films dénoncent également les violences conjugales comme L’américanisé. Aux Etats Unis, elle fait travailler des acteurs noirs dans ses films, souvent pour dénoncer le racisme. En 1912, elle va même jusqu’à congédier les acteurs blancs qui refusent de jouer dans son film et les remplace par une distribution exclusivement afro-américaine.
Elle est exceptionnelle parce qu’elle s’intéresse beaucoup à la technique, ce qui n’était pas une évidence pour une femme au début du siècle dernier. Par son inventivité, son imagination et son talent, elle invente de nombreux trucages : faire marcher quelqu’un sur l’eau, donner l’illusion d’une maison qui se reconstruit toute seule, de gâteaux qui retournent dans l’estomac du gourmand, de tête qui se détache du corps… à la même époque que Georges Méliès. Elle enregistre aussi des phonoscènes, sorte d’ancêtre du clip musical, qui permettaient d’enregistrer le son d’un disque synchronisé avec des prises de vues. Elle en fera même le premier making of de l’histoire du cinéma avec Alice Guy enregistre un phonoscène en 1905.

Affiche de 1908 pour le chronomégaphone de Gaumont,
dispositif permettant de diffuser des phonoscènes
Alice Guy tourne une phonoscène, 1905 (Internet Archive)
Affiche de 1908 pour le chronomégaphone de Gaumont,
dispositif permettant de diffuser des phonoscènes
Alice Guy tourne une phonoscène, 1905 (Internet Archive)
Enfin, elle est exceptionnelle parce qu’elle est actrice de la naissance d’un art, auquel elle a grandement contribué, qu’elle est témoin d’une époque riche en inventions, en découverte, et qu’elle a cotoyé et connu de nombreuses personnes dont les noms sont passés à la postérité : Léon Gaumont, Louis Feuillade, Charlie Chaplin, Lionel Barrymore, alors que le sien a longtemps été oublié. Espérons que cette petite contribution réparera un peu cet oubli.
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